L’apparition d’un prénom singulier dans une famille et à plus forte raison dans une région est toujours un marqueur intéressant. Même si les règles de prénomination sont très encadrées depuis les réformes tridentines, les pratiques diffèrent d’une province voire d’une famille à l’autre (transmission des prénoms des parrains et marraines ou des parents, unicité ou multiplicité des prénoms). Aussi l’introduction d’un prénom nouveau n’est jamais un événement anodin, encore moins lorsque cela se produit avant la Révolution, en ce que cela déroge aux pratiques et coutumes. Les raisons d’une telle nouveauté peuvent être variées : parrainage prestigieux, alliance avec une famille aux traditions onomastiques différentes, nouvelles dévotions, mimétisme social ou effet de mode.
En Hainaut, il est courant de voir se transmettre dans une famille des prénoms très particuliers, liés aux dévotions locales, souvent d’anciens saints mérovingiens. Ainsi des Maubert ou Maldeberte qui se transmettent chez les femmes dans ma branche originaire de la région de Maubeuge où cette sainte est particulièrement vénérée, d’Ursmer dans la région de Binche et bien sûr de Waudru1 dans tout le Hainaut et particulièrement à Mons.
Et puis il y a l’énigme Cicercule. Cicercule est un prénom féminin particulier au Hainaut, et particulièrement aux villes et environs de Tournais et Mons. C’est un prénom récent qui n’apparaît qu’à partir des années 1680 dans la base nominative des archives de l’Etat. Très souvent donné en deuxième prénom, son usage perdure jusqu’à la fin du XIXe siècle.
Une ancêtre de mes enfants porte ce prénom, Cicercule Françoise Joseph Surin. Ce prénom lui vient de sa marraine et elle l’a transmis à sa fille première née Agnès Louise Cicercule Lechien.
Cicercule a longtemps été le caillou dans ma chaussure, ou plutôt le petit pois dans un champ de Marguerites de ma généalogie. C’est un prénom d’usage très local, d’apparition soudaine et paraissant inédit jusqu’alors. Il est formé par calque d’un mot latin quasiment sans altération, venant du latin cicer, le pois chiche, auquel on a adjoint le diminutif -cula, ce qui semble confirmer une origine récente construite sur une base ancienne. La cicerca ou cicercula désigne plus particulièrement la jarosse ou gesse chiche (lathyrus cicera) qui peut être cultivée comme légumineuse ou comme plante fourragère. On la trouve encore en Italie sous le nom de cicerchia, pois carré ou lentille d’Espagne. S’il devient plus fréquent de donner des prénoms fleuris aux filles au XVIIIe siècle, la jarosse ne semble pourtant pas être une candidate évidente pour cette mode.
Les recherches exposées ci-dessous pour expliquer l’origine de ce prénom, son apparition et sa diffusion restent des hypothèses de travail à ce stade.
Les dictionnaires hagiographiques ne mentionnent aucune sainte Cicercule. Pourtant deux sources mentionnent un culte rendu à sainte Cicercule à Mons. La première est matérielle. Ce sont une statuette et un reliquaire provenant de l’église Sainte-Elisabeth à Mons et référencés dans la base de données de l’Institut royal du patrimoine artistique (KIK-IRPA).
Le reliquaire, dont l’inscription dédicatoire permet de le dater de 1628, est par ailleurs décrit dans un Mémoire sur l’église et la paroisse Sainte-Elisabeth à Mons, par Léopold de Villers, conservateur des archives de l’Etat à Mons, publié en 1854. Il est alors encore conservé dans le trésor de l’église. L’auteur indique qu’il provient de l’ancien couvent des Filles de Notre-Dame. La statuette de sainte Cicercule est également décrite dans ce mémoire. Elle se trouvait alors aux côtés d’une statue de sainte Adèle, toutes deux disposées sur les gradins de l’autel de Saint Eloi. Il précise que sainte Cicercule, invoquée contre les maux d’yeux, était autrefois honorée au couvent des Filles de Notre-Dame.
La seconde source, littéraire, pointe également vers la congrégation des Filles de Notre-Dame. Arthur Dinaux, fondateur de la revue savante Archives historiques et littéraires du nord de la France et du midi de la Belgique y rapporte en 1844, avoir découvert une curiosité bibliophilique : le livret d’une tragédie intitulée Cicercule, vierge et martyr, tragédie représentée par les demoiselles pensionnaires, publié à Mons en 1711.
La communauté des Filles de la Présentation de Notre-Dame est fondée à Mons en 1608 par Marguerite Masselot, dame de Recquignies, comme institution d’éducation des filles. Rapidement prospère, la congrégation s’implante solidement à Mons, achetant plusieurs bâtiments destinés à l’accueil des pensionnaires. Signe de cette prospérité, elle obtient le transfert des reliques de sainte Cicercule dans la chapelle de la congrégation le 24 juin 16542. Cicercule est l’une de ces saintes exhumées des catacombes romaines dans le grand mouvement d' »invention »des corps saints et de diffusion de leurs reliques dans le monde entier, qui débute en 1578 et se poursuit jusqu’au XVIIIe siècle, notamment sous l’impulsion des jésuites qui dès 1610 diffusent massivement ces reliques en Belgique3.
Cicercule est donc bien une sainte d’invention récente. Patronne de la congrégation des Filles de Notre-Dame, son nom va rapidement être donné par les pensionnaires éduquées au sein de la congrégation à leurs propres filles. Il est d’abord utilisé quasi exclusivement comme deuxième prénom, en signe de dévotion ou d’invocation, destiné à apporter la protection de la sainte à l’enfant. A cette même époque un phénomène similaire commence dans les Pays-Bas espagnols avec le prénom Joseph attribué en second prénom indifférement aux garçons comme aux filles, Joseph devenant en 1676 le saint patron de tous les territoires rattachés à la couronne d’Espagne. Nous sommes en effet dans le siècle des malheurs qui voit se succéder guerres et sièges terribles en Hainaut.
De là, le prénom se diffuse lentement dans les environs de Mons, mais également à Lille et Tournai d’où sont originaires plusieurs filles de Notre-Dame, par les pratiques de parrainage.
D’abord présent dans les milieux bourgeois des grandes villes à la fin du XVIIe siècle, il se diffuse au cours du XVIIIe siècle dans les villages des environs de ces villes. Cette diffusion est également sociale, on trouve des Cicercule au milieu du XVIIIe siècle dans toutes les couches de la population. Et voilà comment, par un phénomène initial de dévotion à une sainte nouvelle dans un contexte troublé, entretenu par le jeu des pratiques de prénomination et les effets du mimétisme social, apparaît soudainement un petit pois chiche au milieu d’un vaste de champ de Marguerites.
Pour en savoir plus
Stéphane Baciocchi et Christophe Duhamelle, Les reliques romaines « hors la Ville en quelque lieu que ce soit du monde » dans Reliques romaines. Invention et circulation des corps saints des catacombes à l’époque moderne sous la direction de Stéphane Baciocchi et Christophe Duhamelle, Collection de l’École française de Rome 519, Roma: École française de Rome, 2016
1 La famille de sainte Waudru est grande pourvoyeuse de prénoms dans le comté de Hainaut jusqu’à la fin du XIXe siècle. Sainte Waudru est la sainte patronne de la ville de Mons. Son époux saint Vincent de Soignies et ses enfants, sainte Aldetrude, sainte Maldeberte, saint Landry et saint Dentelin font également l’objet d’une dévotion particulière dans la province, et spécialement à Soignies pour saint Vincent et saint Landry. Le culte de sainte Aldetrude et de sainte Maldeberte comme celui de leur tante sainte Aldegonde, abbesse de Maubeuge à laquelle elles ont succédé est plus marqué dans la partie méridionale de la province.
2 La Bibliothèque royale conserve un petit in-8° qui relate le transfert et la réception des reliques de sainte Cicercule et dresse le portrait des vertus de la sainte, qui comme beaucoup de ces saints des catacombes, n’en avait dautre que d’être à la fois vierge et martyre. Abregé des vertus heroiques de Saincte Cicercule vierge et martyre, adressé au lecteur au iour de son triomphe & transport solemnel de son sacré corps, en la chapelle des Filles de la Congregation de Nostre Dame en la ville de Mons, l’an 1654. 24. iuin, Mons 1654.
3 François Vinchant rapporte dans les Annales de la province et comté de Hainaut comment les jésuites apportent à Mons en 1617 les reliques de saint Henry, lui aussi tiré des catacombes de sainte Priscille à Rome, et nombre d’autres reliques de saints : Deppa à Tournai, Polychronia à Dinant, Mélaine à Bruxelles, Terentian à Douai, Victor à Lille, Florence à Arras, Séverin à Valenciennes.
Illustration : Lathyrum cicera par William Curtis dans The Botanical Magazine, Volume 4. 1791
Très intéressant ! Dommage que je n’ai pas de Cicercule dans ma généalogie !
Oh, j’ai dans ma généalogie une Circule à Vicq, dans le Nord. Il est probable que les deux prénoms soient apparentés ?
Très probablement. Les curés puis les officiers d’état civil avaient souvent du mal avec ce prénom. Chez moi Cicercule Françoise Joseph est nommée Cicérule sur l’acte de mariage de ses enfants avec plusieurs ratures et pâtés 🙂