Olim meminisse

Forsan et hæc olim meminisse juvabit - Virgile (Enéide, I, 203)
Signature d'Abraham Pancrasse
Chroniques familiales France

Qui êtes-vous Abraham ?

Lorsqu’on débute en généalogie, il est facile de se laisser emporter par son élan, tout à la joie de reconstituer les premières branches de son arbre et de remonter de génération en génération, d’acte de mariage en acte de naissance, le formalisme de l’état civil au XIXème siècle ayant l’obligeance de fournir toutes les informations nécessaires. Jusqu’à ce qu’un ancêtre plus récalcitrant à se dévoiler ne vienne rappeler que l’attention aux détails est essentielle.

Il en est ainsi d’Abraham Pancrasse.

Je rencontre Abraham pour la première fois dans l’acte de mariage de mon arrière-arrière-grand-mère paternelle, Ernestine. Ernestine épouse Pierre Mallat à Bordeaux le 18 avril 1898. Comme son époux, elle n’est pas née à Bordeaux, mais à Thiviers en Dordogne. Elle appartient à ces nombreuses familles venues des départements limitrophes au mitan du XIXème siècle chercher du travail dans la cité girondine et qui peuplent le quartier de La Bastide, nouvellement annexé par la ville, et alors en plein développement économique. Ernestine y tient, depuis une dizaine d’années, une épicerie, au 51 de la rue Bonnefin.

Ses parents, Abraham Pancrasse et Jeanne Julien, sont déjà décédés au moment du mariage et elle confirme qu’elle n’a alors plus aucun ascendant vivant. Plus inhabituel, l’officier d’état civil lui fait en outre attester, qu’en dépit des erreurs et omissions manifestes qu’ils renferment, les actes de décès produits pour ses père et mère leur sont bien applicables. Toutes choses confirmées par les témoins, et parmi eux, Frédéric, frère d’Ernestine, de vingt-deux ans son aîné, également domicilié à Bordeaux, quartier de La Bastide.

Annuaire général de l’épicerie française et des industries annexes. 1896.
Bibliothèque nationale de France

Date et lieu de naissance d’Ernestine, connaissance d’une partie de la fratrie et donc d’une date approximative de mariage des parents, je pars alors confiante explorer les registres de Thiviers, certaine d’y trouver la famille Pancrasse. Mais si Ernestine est bien née à Thiviers le 21 juin 1862, son acte de naissance est fort peu bavard et ne livre que le métier d’Abraham, chauffeur, et sa signature aux lettres maladroitement esquissées au bas de l’acte. Et la piste s’arrête là. Aucun autre Pancrasse n’apparaît dans les tables décennales, ni aucune mention de la famille dans le recensement de 1861 ni dans celui de 1866. C’est une impasse.

Il faut donc revenir à Bordeaux et affronter les tables décennales d’une ville d’un peu plus de 250 000 habitants à la fin du XIXème siècle. Et passer pour la lettre P, année après année, section par section, chaque entrée chronologique à l’examen et enfin trouver l’acte de décès de Frédéric, le 7 août 1910.

Frédéric Pancrace âgé de soixante-neuf ans, mécanicien en retraite, natif de Châteauroux (Indre) (…) fils de feu Frédéric Pancrace et de Jeanne Julien sa veuve, est décédé hier.

Acte de décès de Frédéric Pancrasse, Bordeaux, 3ème section, 8 août 1910. AD Gironde 4 E 22807, acte n°1041.

Outre la variation orthographique sur le patronyme, l’acte de décès de Frédéric semble décidément aussi sujet à méfiance que ceux de ses parents produits lors du mariage d’Ernestine. Abraham est renommé Frédéric et Jeanne est mentionnée encore en vie…

Châteauroux semble cependant prometteur. La famille y apparaît sur le recensement de 1851, rue de Fonds : Abraham Frédéric Pancrasse et son épouse Jeanne Julien, tous deux âgés de 32 ans et leurs quatre enfants, Frédéric, 11 ans, les jumeaux Abel Auguste et Augustine Marie, 5 ans, et la petite Valentine Madeleine née en février de l’année 1850. Abraham est alors homme d’équipe au chemin de fer. Voici qui explique les migrations de la famille. Le fil est renoué.

Recensement de 1851 commune de Châteauroux, ménage Pancrasse Julien. AD Indre M 4677 vue 418.

Et pourtant… Les tables décennales de Châteauroux ne comportent aucun Pancrasse ou Pancrace dans les décennies 1830-1850. Aucune enfant prénommée Valentine Madeleine n’est née à Châteauroux en ce mois de février 1850 et aucun autre enfant Pancrasse n’apparaît dans les registres des actes de naissance de la ville. Frédéric que son acte de décès dit être né à Châteauroux n’y figure nulle part. Nulle trace d’un mariage Pancrasse – Julien au tournant des années 1840. La famille Pancrasse disparaît du recensement de 1856 alors même qu’Abraham, présent comme témoin lors du mariage d’Emile François Bonnin et Augustine Pouplet le 9 mars 1856 à Issoudun, est déclaré demeurant toujours à Châteauroux.

En dépit d’un nom plutôt singulier, Abraham se joue de l’état civil et demeure introuvable. Abraham Frédéric Pancrasse semble originaire de Châteauroux ou du moins y a longuement séjourné et son fils aîné y est né. Toutefois, ni l’un ni l’autre ne sont présents dans les actes d’état civil de la ville et un examen plus attentif des actes connus vient questionner cette identité.

L’administration de l’état civil fixe l’identité des personnes, leurs liens familiaux et leur situation dans la société. Mais pour autant, la pratique ancienne de la reconnaissance interpersonnelle demeure essentielle : deux témoins attestent lors des déclarations en mairie de l’identité de la personne et de la conformité de l’acte. Les migrations économiques du XIXème siècle fragilisent ces pratiques. Lors de la naissance d’Ernestine, les témoins convoqués sont le secrétaire de la mairie de Thiviers, Antoine Saigne, et un boucher de la ville, Jean Puydoyeux. La famille Pancrasse n’étant que de passage et n’ayant pas de relations sociales établies dans la ville, on fait appel à des témoins connus de l’officier d’état civil. Leur témoignage est sommaire et n’atteste que de la conformité de l’acte aux déclarations faites par Abraham.

Bordeaux, registres des actes de décès, 3e section, 7 et 8 août 1910. Témoins habituels. AD Gironde 4 E 22807 vue 141.

De même, les déclarants sur l’acte de décès de Frédéric, Louis Labardacq, limonadier rue de l’Hôtel de Ville et Georges Gazeaud, employé communal, sont des témoins habituels, qui contresignent trois actes de décès les 7 et 8 août 1910. L’identité portée sur ces actes est donc déclarative, comme le sont les informations recueillies lors du recensement à Châteauroux.

Tous les actes connus alors se réfèrent à une identité déclarée par Abraham ou ses proches, qu’aucun témoin ayant un lien familial ou social avec lui ne vient corroborer, hormis ses enfants, la famille Pancrasse vivant depuis les années 1860 loin de son lieu d’origine. Cette identité est fluctuante, le père d’Ernestine et Frédéric étant tantôt nommé Abraham, tantôt Frédéric. A tel point que les actes établis sur ces déclarations sont questionnés par l’officier d’état civil à qui Ernestine les présente lors de son mariage, et l’on fait alors à nouveau appel au témoignage des présents pour confirmer leur teneur.

Mais alors, Abraham Pancrasse, qui êtes vous donc ?

Illustration : signature d’Abraham Pancrasse sur l’acte de naissance de sa fille Maria 27 avril 1852. Archives départementale de l’Indre 3E044/115

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