Au détour des registres de population
Les registres de population belges ont ceci de précieux, qu’ils donnent une vision dynamique de la population, à l’opposé de la photographie figée renvoyée par les recensements. Y sont en effet consignés tous les événements affectant chaque foyer : naissance, mariage, décès. Mais aussi, et c’est la grande originalité de ces documents, les mouvements de chaque individu, temporaires ou définitifs, d’entrée ou de sortie de leur commune de résidence légale, en faisant un outil indispensable pour suivre les déplacements des familles et des personnes, dans la commune comme hors de la commune, pour trouver trace d’une émigration ou plus simplement pour découvrir des événements souvent difficilement saisissables.
Et puis parfois, l’une de ces mentions ouvre une porte sur un pan d’histoire peu connu et offre un éclairage nouveau sur la vie de nos ancêtres. Ainsi pour Charles Léandre Félix, houilleur né à Cuesmes en 1874. Au terme d’une jeunesse un peu houleuse -les registres de population, encore eux, m’apprennent qu’à 19 ans il a été condamné à 2 mois de prison et 15 francs d’amende par le tribunal correctionnel de Mons pour voies de fait, probablement au cours des événements qui ont accompagné les grandes grèves de 1893 dans le Borinage-, il épouse, en 1895, Victoire Delaunois. Le couple vit à Cuesmes, rue de Jemappes au numéro 234 et accueille rapidement ses premiers enfants, Clotilde, née, comme cela arrive souvent, avant leur mariage en 1895, et Joséphine en 1898. Et puis, à l’automne 1899, Charles Léandre s’absente pour quelques mois entre le 2 octobre et le 3 janvier 1900, laissant femme et enfants à Cuesmes.
Sa destination : Makiefka, Donetz, Russie.
A une époque où la grande majorité des mouvements temporaires de population se font dans un rayon d’une quizaine de kilomètres entre communes du Borinage, que pouvait bien aller faire un mineur de Cuesmes au fin fond de l’empire russe ?
Makiïvka
Car Makiïvka (en ukrainien : Макіївка, en russe : Макеевка, Makeïevka) est à cette époque un petit village sur le territoire des cosaques du Don en Russie tsariste, à quelques 3 000 kilomètres de Cuesmes. Si la première mention du toponyme semble dater de la fin du XVIIe siècle, l’existence du village n’est attestée que depuis 1777, date considérée comme celle de sa fondation sur la steppe pontique.
C’est aujourd’hui une ville de près de 340 000 habitants de la République populaire autoproclamée de Donetsk. Formée par le regroupement des villages cosaques de Iazynivka, Nyjn Krynka, Semianky, Makiïvka et Chtchehlov, la bourgade est d’abord connue sous le nom de Dimitrievsk lorsqu’elle obtient le statut de ville en 1917. Elle est renommée Makeievka par l’administration soviétique le 5 avril 1931. Donetsk et Makiïvka forment aujourd’hui l’une des grandes conurbations ukrainiennes. C’est l’un des principaux complexes industriel, minier, sidérurgique et métallurgique du pays.
L’industrialisation du Donbass
Makiïvka est en effet située à l’extrème ouest du bassin houiller du Donets, ou Donbass (en ukrainien: Донецький вугільний басейн en russe : Донецкий угольный бассейн), au nord de la mer d’Azov. Le développement de l’exploitation minière et de l’industrie métallurgique dans la région à partir de 1875, année d’ouverture de la première mine de charbon à Makiïvka, se fait, sous l’impulsion des tsars, à grand renfort de capitaux et d’expertise étrangers. Une véritable fièvre russe s’empare alors des bourses européennes, en France notamment, mais aussi et surtout en Belgique.
En 1899, date du voyage de Charles Léandre Félix, les investisseurs étrangers contrôlent près de la moitié de l’économie russe. Pourcentage qui monte jusqu’à 72% dans les secteurs des mines et de la métallurgie, le bassin du Donets regroupant presque la moitié des entreprises étrangères, en majorité belges : 17 charbonnages et mines de fer et 38 usines métallurgiques avec des succursales minières appartiennent alors à des sociétés belges. Les métallurgistes belges contrôlent 65% de la production russe d’acier et ont fait du Donbass un centre de l’industrie lourde en Russie1.
Vues des puits Ivan et Marie de la Société Russo-Donetz (société belge). Cartes postales, vers 1900.
Les cinq principales entreprises belges emploient au tournant du XXe siècle plus de 22.000 mineurs dans la région. Rapidement, les industriels ont fait le choix, pour des raisons économiques -car faire venir de la main d’oeuvre de Belgique ou de France coûte cher, de recruter localement, convertissant les paysans de la steppe en ouvriers. Pour ce faire, les entreprises de charbonnages belges envoient de la maison mère des ouvriers parmi les plus expérimentés pour de courts séjours en Russie, qu’elles chargent de superviser et former les mineurs russes nouvellement recrutés. Charles Léandre Félix, en 1899, fait partie de ces houilleurs envoyés sous contrat par leur entreprise à l’autre bout de l’Europe.
En poussant plus loin l’analyse des registres de population de la ville de Cuesmes, je découvre qu’il n’est pas parti seul. Deux autres houilleurs entreprennent aux mêmes dates ce périple vers la Russie : Augustin Finet et Hilaire Auguste Poupé. Quelques mois plus tard, le 16 mars 1900, Virgile Piotte effectue le même voyage et en revient en juin de la même année. En dépouillant les registres de population des communes voisines on trouverait sans aucun doute trace de voyages organisés similaires.
Ces séjours sont en effet facilités par le développement des chemins de fer qui permettent de rejoindre Iekaterinoslav (actuelle Dnipro) depuis Bruxelles, via Varsovie, en un peu moins de trois jours, et de là, le Donbass via le centre ferroviaire de Khartsyzk.
Cette pratique touche toutes ces nouvelles industries qui poussent, en l’espace de vingt-cinq ans, comme des champignons dans la steppe. Marcel Lauwick, professeur à l’Ecole supérieure de commerce de Gand, décrit ainsi le phénomène lors de sa visite en Russie méridionale en 1910 :
Il fallait former les lamineurs, les fourniers, les fondeurs et les ajusteurs. Là-bas, point de traditions comme dans le Nord de la France, sur les bords de la Meuse ou de la Sambre. Point d’école professionnelle, où le personnel eût pu se former. Il fallait dégrossir des natures frustres, primitives et leur apprendre les secrets de la sidérurgie.
Marcel Lauwick, L’industrie dans la Russie méridionale – sa situation – son avenir, Bruxelles, 1908. Cité par Wim Peteers dans L’industrie belge dans la Russie des Tsars.
Nos compatriotes ont été les éducateurs de l’ouvrier du Donetz. (…) Chacune des sociétés patronnesses fournissait à sa filiale russe un certain nombre d’ouvriers d’élite et de contremaîtres destinés à guider les premiers pas de l’enfant.
Vues des hauts fourneaux de la Société générale des hauts fourneaux, forges et aciéries en Russie (société française) à Makiïvka. Cartes postales, vers 1905.
Une province belge en Russie
Outre ces visites temporaires, les registres de population gardent trace d’une véritable émigration belge en Russie. Partent ainsi également de Cuesmes en septembre 1899, Joseph Piotte, sa femme Eugénie Finet et les six enfants du couple. Le 2 octobre, Zélie Omérine Canonne et ses deux enfants rejoignent leur mari et père, Armand Cuvelier, boulanger, qui les a précédés à Makiïvka en juin 1899. Pour cette seule année 1899, le Mouvement de la Population et de l’État civil2 signale pour l’arrondissement de Mons, trente-deux départs pour la Russie parmi les populations ouvrières. En Hainaut en 1899, principalement dans l’arrondissement de Charleroi, la Russie est la deuxième destination d’émigration, après la France mais très loin devant les Etats-Unis. Le phénomène est encore plus marqué dans la province de Liège. Au total, on estime qu’entre 17 000 et 22 000 Belges émigrent entre 1890 et 1910 en Russie, faisant de la communauté belge en Russie l’équivalent de celle installée aux Etats-Unis sur la même période, et devançant très largement celle implantée au Congo.
Institut national de la statistique, Mouvement de la Population et de l’Etat civil, 1899, émigration. Archives de l’Etat en Belgique, F 1160 – 4431.
Dans le sillage du développement des mines et des industries sidérurgiques, ce sont en effet des dizaines d’entrepreneurs belges qui prennent pied en Russie entre la fin du XIXe et le début du XXe siècle, trouvant là un terrain d’expansion encore vierge à même de compenser les effets des crises économiques et financières que l’Europe de l’Ouest traverse dans les années 1890. La Belgique détient alors un quasi monopole sur les sociétés de tramways (Odessa, Kharkov, Moscou, Tbilissi, Rostov-sur-le-Don, Kiev), mais aussi d’électricité. Les sociétés à capitaux belges fleurissent également dans les domaines de la verrerie et de la miroiterie, des machines-outils, des filatures, linières et cotonneries, des tuileries et des cimenteries. Entre 1880 et 1914, on dénombre plus de deux cents sociétés à capitaux belges actives en Russie.
Ingénieurs, ouvriers, commerçants et professions libérales suivent ces entreprises. Ils s’installent à la fois dans les grandes villes où se crééent, comme à Iekaterinoslav, des quartiers belges, comme dans les villages industriels du Donbass. A Makiïvka, comme ailleurs, une colonie se développe à l’écart du village cosaque pour loger les européens. Les sociétés minières y construisent maisons en briques à la belge, écoles, églises, dispensaires et hôpitaux. Henri Hautecoeur revenant de Russie méridionale en 1900, décrit ainsi dans le Bulletin de la Société royale de géographie d’Anvers son voyage dans une « province industrielle belge transportée en Russie »3.
Ce phénomène économique transforme profondément en l’espace d’une vingtaine d’années ces régions de la Russie méridionale. Les immensités quasi désertes de la steppe se couvrent de chemins de fer, de mines et d’usines. Des villes nouvelles naissent et se développent telles Makiïvka, Donetsk, Ienakiieve ou Horlivka. Elles connaissent une croissance démographique exponentielle, par l’afflux d’ouvriers venus de toute la Russie, plus encore que d’immigrants européens.
Un rêve fragile et éphémère
Le modèle voulu et soutenu par les tsars pour accélérer le développement industriel et la modernisation à l’européenne de l’empire dans le dernier quart du XIXe siècle est pourtant fragile. A la politique réformatrice et libérale d’Alexandre II , Alexandre III et son ministre des finances De Witte opposent un protectionnisme strict. A la période d’euphorie des années 1890-1900, aux rendements financiers élevés et rapides qui enfièvrent toutes les bourses européennes, succède une crise structurelle dont le secteur ne se remettra jamais totalement.
Les mines et industries métallurgiques construites en un temps record sur des investissements étrangers massifs n’ont comme débouchés que les commandes publiques russes de soutien aux grands plans d’infrastructures, notamment ferroviaires. La crise financière et boursière qui s’amorce en 1900 en raison de la contraction du marché des capitaux au niveau mondial, s’accompagne rapidement d’une crise industrielle : la production excède largement la capacité d’absorption du marché national alors que les commandes de l’Etat diminuent, à la fois car les plus grands chantiers s’achèvent alors, tel le Transsibérien en 19014, mais aussi faute de capitaux, les emprunts russes trouvant de moins en moins preneur dans le public. Il n’existe quasiment aucun autre débouché intérieur aux produits énergétiques et industriels de ces entreprises. Les exportations sont minimes car extrêmement coûteuses en raison de la faiblesse des transports et parce qu’elles risquent par ailleurs de déstabiliser les marchés européens encore fragiles et de faire concurrence directe aux entreprises mères en Belgique ou en France. La surproduction s’installe alors. Les prix chutent largement, parfois de près de 50%. On produit à perte.
Près d’un tiers des quelques 300 sociétés charbonnières du Donbass fait faillite entre 1900 et 1905, principalement les plus petites ou celles qui ont poussé trop rapidement, alors même que certaines venaient juste d’entrer en production. Les plus grosses sociétés parviennent à se maintenir à flot en s’organisant en cartels (Prodameta dès 1902 pour les aciéries et Prodougol pour les houillères) leur permettant de se répartir les maigres commandes publiques et de juguler la baisse des prix. Cependant, la situation économique reste fragile au moins jusqu’en 1908.
A cette crise industrielle s’ajoute une crise sociale qui se cristallise dans la révolution de 1905. Si les troubles politiques et révolutionnaires touchent relativement peu les villes-usines du bassin du Donets, les incidents se multiplient entre 1900 et 1905 : usines occupées, pillages, incendies, personnels de direction menacés. Le sentiment anti-étranger est très largement alimenté par le modèle même de fonctionnement de ces entreprises : ségrégation entre ouvriers russes et employés européens qui s’incarne jusque dans l’organisation de ces villes et course aux rendements immédiats dans une gestion purement spéculative, parfois au mépris de la sécurité, notamment dans les mines -le bassin minier du Donbass de part sa configuration géologique est l’un des plus dangereux au monde. Ces incidents culminent en 1905 et conduisent à une fuite massive des « colons » belges.
Par ailleurs, les témoignages de l’époque s’accordent sur l’impréparation et la piètre intégration des migrants européens, et notamment belges. Beaucoup furent surpris par la rigueur des hivers, mais aussi et surtout par l’isolement des établissements fondés dans la steppe ukrainienne, qui pèsent lourdement sur la vie familiale. La période est également troublée et connaît des flambées de violence en particulier contre les juifs. L’agitation liée à la crise sociale et aux troubles révolutionnaires conduit à de violents pogroms en Biélorussie, en Bessarabie, et en Ukraine, notamment dans le Donbass. Iekaterinoslav est touchée en juillet puis en octobre 1905.
Que ce soit en raison des faillites des sociétés à capitaux belges, des troubles sociaux ou révolutionnaires ou du coût élevé que représentent les travailleurs belges installés en Russie dans un contexte économique de crise, de nombreux émigrés abandonnent le rêve russe et reviennent en Belgique entre 1905 et 1907. Il en est ainsi pour la famille Piotte-Finet qui revient s’installer à Cuesmes en février 1905. L’envoi d’ouvriers belges en Russie pour former les travailleurs russes s’interrompt quasi totalement. La reprise économique à partir de 1908 ne relance pas l’élan d’émigration. Elle est d’ailleurs de courte durée, la première guerre mondiale puis la révolution bolchévique d’octobre 1917 mettant définitivement un terme au rêve russe des investisseurs belges et européens.
Et si ce rêve russe est largement connu pour les fameux bons d’emprunts que l’on retrouve souvent dans les papiers familiaux, pour certaines familles il n’a laissé d’autre trace que quelques mots griffonnés dans un registre de population.
Pour en savoir plus
Peteers, Wim et Wilson Jérôme, L’industrie belge dans la Russie des tsars, éditions du Perron, 1999.
Ronin, Vladimir, Les ouvriers wallons dans la région de Pétersbourg en 1900, BTNG-RBHC, XXV, 1994-1995, 1-2, pp. 79-101.
Girault, René, Emprunts russes et investissements français en Russie, Institut de la gestion publique et du développement économique, Vincennes, 1999.
1 Wim Peteers et Jérôme Wilson, L’industrie belge dans la Russie des tsars, éditions du Perron, 1999.
2 Le Mouvement de la Population et de l’État civil est établi depuis 1841 par l’Institut national de la Statistique. Les données sont tirées des remontées vers l’Institut par les communes à partir :
– des registres de l’État civil.
– des registres de la population.
– des registres des mort-nés.
– du registre des causes de décès, instauré à partir de 1851 suite à l’épidémie de choléra des années 1840. (Les décès résultant d’actes de violence ou dû à un suicide étaient enregistrés séparément).
– des registres des départs (1866) et des arrivées (1900), contenant un enregistrement minutieux des migrations.
– du registre des étrangers, mis en place à partir de 1933.
Les données sont ventilées par province, arrondissement et commune et offre une série continue de statistiques sur la population belge sur plus de 135 ans. Les registres pour les années 1841 à 1976 sont consultables sur le site des Archives du Royaume.
3 Henri Hautecoeur, Bulletin de la Société royale de géographie d’Anvers, 1900, t. 24, pp.185-186.
4 La Compagnie internationale des wagons-lits qui exploite le transsibérien est fondée par un entrepreneur belge, Georges Nagelmackers en 1872.
Illustration : Part de fondateur au porteur de la Compagnie des charbonnages de Pobedenko.
Très bel article, j’ai eu l’occasion d’avoir des vingtaine de ces bons entre les mains, je connais enfin l’histoire de ceux-ci !
C’est une migration dont le souvenir s’est en effet un peu perdu. On connaît les fameux bons d’emprunt russes mais rarement plus que cela. Lors du challenge AZ de cette année, le cercle généalogique d’Alsace a également présenté l’émigration d’Alsaciens dans la région d’Odessa à la même époque https://genealogiealsace.wordpress.com/2023/11/02/challenge-az-b-alsatian-emigration-to-the-b-lack-sea/