C’est par cette expression imagée, présente dans les Chartes générales du comté de Hainaut comme dans la plupart des coutumes tant en Hainaut qu’à Tournai, que l’on désigne l’émancipation des enfants de la puissance paternelle, autrement appelée communément manbournerie (ou manbournie), terme désignant toute forme de puissance ou d’administration qu’un particulier a sur la personne ou les biens d’un autre. En Hainaut, le père comme chef de la communauté familiale exerce de fait la puissance paternelle sur ses enfants. La mère devenue veuve l’exerce en son nom propre tant qu’elle ne se remarie pas, le remariage transférant au beau-père, ou parâtre, l’exercice de la puissance paternelle sur les enfants de sa femme, du moins tant que celle-ci est vivante.
Les effets de la puissance paternelle sur les enfants sont de deux ordres : personnels et matériels, les seconds découlant des premiers. Parce que les enfants sous puissance paternelle sont réputés incapables de s’obliger ou de passer contrat, les biens meubles ou immeubles qu’ils possèderaient par héritage sont administrés et gérés par leur père ou leur mère à charge pour eux de les leur remettre lorsqu’ils seront hors de pain (coutume de Mons, chapitre XXXVI article 3).
De l’eage requis pour s’obliger
Chartes générales du comté de Hainaut, 1619. Chapitre CX, article 1.
Les enfans en pain de père et de mère, encore qu’eagez, ne pourront s’obliger ny contracter vaillablement, mais s’ilz estoient hors de pain, eagez de vingt et un an ou mariez, l’obligation et contract qu’ilz feroient sera de value, saulf que les enfans des bourgeois de Mons, selon le privilège de ladicte ville, debvront avant s’obliger avoir l’eage de vingt cinq ans, ne soit qu’ils ayent fiefz pour le regard desquels ils se pourront obliger.
On le voit ici, en Hainaut pour pouvoir exercer ses droits personnels, il ne suffit pas d’atteindre l’âge de la majorité, il faut aussi s’être dégagé de la puissance paternelle et ne plus être en pain de ses père et mère. Il existe plusieurs façon de s’émanciper de la puissance paternelle et donc de se mettre hors de pain.
La première et la plus commune est le mariage. Le Hainaut fait partie de ces provinces où le mariage émancipe de plein droit.
La seconde, sur le même principe qui veut que « feu et lieu font mancipation »1, se fait de facto, quand par son travail l’enfant subvient à ses besoins de façon autonome et a quitté le foyer familial, qu’il ne dépend plus de ses parents pour survivre ainsi que le prévoient les Chartes générales du Hainaut.
De tout ce que proufiteront enfans qui ne seront nourris et entretenuz de père ou de mère eagez endeseur dix-huict ans par leur art, services, espagnez, ou industries, ils en pourront disposer, si comme de meubles, par testament ou aultrement, et de leurs acquets de biens immeubles, s’aulcuns en avoient , par déshéritance selon loy, sans par les créditeurs de père et mère se pouvoir addresser ausdictes espargnes ou acquets de tels enfans, par vouloir dire qu’ilz seroient au pain de leur père ou mère.
Chartes générales du comté de Hainaut, 1619. Chapitre XXXII, article 3.
Il est à noter que dans les coutumes de Mons et de Binche, ces dispositions sont restreintes en ce qu’elles requièrent que l’émancipation pour être valable et produire ses effets sur les biens acquis ou détenus par l’enfant en les désolidarisant des biens et surtout des dettes de ses parents, doit être passée par acte exprès par devant les gens de loi. A défaut, l’enfant est toujours considéré sous la puissance paternelle.
Ces mises hors de pain sont très courantes dans les archives des échevinages : la coutume de Mons faisant obligation d’en tenir un registre spécial. Elles peuvent être faites à l’initiative de la personne détenant la puissance sur les enfants, père, mère ou parâtre, avec dans ces cas des clauses d’âge et de consentement des plus proches parents des enfants, garantissant leurs droits et prévenant notamment les fraudes qui consisteraient à émanciper de jeunes enfants pour leur faire passer actes ou contrats comme prête-nom pour se soustraire à ses débiteurs.
Le cas le plus fréquent de mise hors de pain intervient lors du remariage du parent veuf. Allant former une nouvelle communauté familiale de par son remariage, il est d’usage qu’il mette hors de son pain ses enfants suffisamment âgés. La mise hors de pain se fait par devant les échevins du lieu du domicile ou devant quatre échevins du chef-lieu2. Ils doivent vérifier les raisons pour lesquelles le parent souhaite émanciper son enfant, que l’émancipation se fait avec l’accord de l’enfant et que celui-ci est suffisamment âgé. Les Chartes générales fixent l’âge minimal pour que l’émancipation soit valable à dix-huit ans, âge auxquels les coutumes de Valenciennes et de Mons dérogent en le fixant respectivement à quinze ans (Valenciennes) et vingt-et-un ans pour les garçons et dix-huit ans pour les filles, vingt-cinq pour les enfants des bourgeois de la ville (Mons).
Les enfants eux-mêmes peuvent demander à être mis hors du pain de leurs parents, le plus communément lorsqu’étant en âge de contracter obligation ils souhaitent soustraire leurs biens acquis par leur travail ou par héritage de l’autorité de leur père et de ses créanciers. La coutume définit le détail de la procédure. Comme précédemment, la mise hors de pain se fait par devant les échevins du lieu de résidence du demandeur. Ils sont chargés d’entendre les raisons motivant cette demande d’émancipation, de se renseigner sur la conduite et la moralité du demandeur et de recueillir le consentement des parents. La procédure doit se faire par devant témoins connus de toutes les parties et être réitérée après un délai de réflexion d’un an pour s’assurer de la résolution du demandeur.
Les charges civiles ou militaires et les fonctions ecclésiastiques émancipent automatiquement leur détenteur. Enfin, en Hainaut, les enfants de chevalier sont réputés hors de pain de leurs père et mère du privilège de leur naissance. Il en découle que les effets de la puissance paternelle ne s’appliquent pas sur les fiefs quand bien même ils seraient en mains roturières.
Enfans de Chevalier doiz leur nativité seront tenuz hors de pain de leurs père et mère, mais si aulcun enfant de Chevalier fait quelque obligationestant eagé de vingt-cinq ans, il en sera pousuiveable, encore que ses père et mère soyent vivans.
Chartes générales du comté de Hainaut, 1619. Chapitre XI, article VI.
Pour en savoir plus
Loix, chartes et coutumes du chef-lieu de la ville de Mons et des villes et villages y ressortissans, avec plusieurs décrets en dependans ; si-comme des villes de Binch, Nivelles, Landrechies, Lessines, Chimay, Valenciennes, Cambray, Doüay, Tournay, La Bassée, du comté de Namur et du pays de Liège. Edition revue et corrigée. A Mons, de l’imprimerie d’Erneste de la Roche, 1700
Merlin, Philippe-Antoine, Répertoire universel et raisonné de jurisprudence, 5e édition, 1827-1828
- Article Pain de père et de mère
- Article Emancipation
- Article Puissance paternelle
1 Institutes Coutumières d’Antoine Loysel ou manuel de plusieurs et diverses règles, sentences et proverbes, tant anciens que modernes du droit coutumier et plus ordinaire de la France, nouvelle édition par M. Dupin, Paris, 1846.
2 Dans le Hainaut annexé, les mises hors de pain se font devant les échevins du domicile ou à charge d’enquête devant ceux de Valenciennes. A noter qu’à Landrecies, Avesnes et Le Quesnoy ces émancipations ne peuvent se passer que par devant les juges royaux depuis 1663.
Illustration : The prodigal son in modern life – departure par Jacques Joseph Tissot 1880
Merci pour ces articles articles car je ne connaissez pas l’expression « mise hors du pain ».
Est-ce une variante de l’expression « issus de pains » que l’on trouve à Valenciennes vers 1700. J
Bonjour. Toutes ces expressions autour de la notion d’être en pain de quelqu’un sont en effet de même origine et signifient la dépendance de la personne. Issu de pain signifie bien émancipé également (issu au sens de sortir, du verbe issir). La locution varie selon les régions et les rédacteurs mais reste attachée au symbole du pain pour désigner la puissance paternelle / familiale ou le foyer. Dans d’autre régions où l’on vit en communauté on trouve souvent « à pot et à feu » mais aussi « à pot, pain, sel et feu » pour désigner le foyer commun.