Il existe dans les registres paroissiaux de la principauté de Liège au XVIIIe siècle des actes singuliers, rarissimes dans d’autres provinces : les mises en empêchement de mariage. Il s’agit de l’enregistrement par le curé d’une opposition faite par un tiers au mariage projeté dont les bans sont déjà publiés ou à toute union potentielle d’une personne. N’importe qui pouvait venir faire défense au curé de procéder au mariage, soit directement soit par acte notarié, sans avoir à expliquer sur le moment les raisons le poussant à agir. Propter rationes suo tempore allegandas selon la formule habituelle. Les curés négligeant ces interdictions pouvaient être poursuivis par l’autorité épiscopale, ce qui explique la diligence avec laquelle ces oppositions sont transcrites dans les registres paroissiaux, le plus souvent dans un cahier à part ou en fin du registre des mariages.
Les oppositions ainsi consignées ne pouvaient être levées que par décision de l’official ou du synode diocésain après audition des parties et examen des motifs invoqués pour empêcher le mariage. Ceux-ci se répartissent en deux grandes catégories qui illustrent toutes deux les particularismes du droit local en ce qui concerne le mariage.
L’opposition des parents et la liberté du mariage
La grande spécificité du droit en vigueur dans la principauté épiscopale de Liège est la liberté du mariage. En application stricte du droit canon et des préceptes tridentins, le mariage ne procédait que du libre consentement des contractants et ne requérait pas le consentement préalable des parents, et ce quel que fût l’âge des futurs époux, du moment qu’ils aient atteint l’âge prescrit par le droit canon pour contracter mariage, à savoir quatorze ans pour les garçons et douze ans pour les filles, quand bien même la majorité en droit liégeois était établie à vingt-cinq ans. Même si ce consentement devait être recherché, il n’était pas requis pour que l’union fût valable.
La principauté épiscopale de Liège (en rouge sur la carte) est un Etat du Saint-Empire romain germanique né en 985 et compris dans le cercle de Westphalie (quand le reste des Pays-Bas ressort du cercle de Bourgogne). S’y applique un droit particulier, consigné dans Li Paweilhars ou recueil des Paix liégeoises qui restera en vigueur jusqu’en 1804.
Le diocèse de Liège (en vert sur la carte) est bien plus étendu, débordant sur les duchés de Bouillon, de Luxembourg, de Brabant et de Limbourg, le comté de Namur et les principautés abbatiales de Stavelot et Malmédy. Chacune de ces provinces étant administrée selon son droit propre.
En France cette liberté du mariage n’existait pas. Les représentants français au Concile de Trente avaient, en vain, tenté de faire inscrire au nombre des empêchements au mariage l’absence de consentement parental. Si les décrets du Concile ne furent pas officiellement reçus dans le royaume, en partie pour cette raison, les dispositions sur le mariage furent intégrées dans la législation royale, beaucoup plus restrictive. La grande ordonnance de Blois de 1579 consacrait ainsi le consentement parental comme préalable indispensable au mariage et condamnait le rapt de séduction et les mariages clandestins. Les curés avaient l’obligation de ne pas célébrer les mariages des mineurs qui n’avaient pas reçu l’autorisation de leurs parents et ces derniers pouvaient déshériter leur enfant marié clandestinement. Les majeurs eux-mêmes devaient se plier à la pratique des sommations respectueuses. Et les actes de mariage mentionnaient expressément le consentement des parents au mariage.
En principauté de Liège, lorsque le mariage projeté ne trouvait pas grâce à leurs yeux, les parents pouvaient intervenir auprès du curé et tenter de le faire empêcher ou à tout le moins de le retarder. La mise en empêchement de mariage faisait interdiction au prêtre d’administrer le sacrement tant que l’official ou le synode diocésain ne s’était pas prononcé sur la validité de l’opposition introduite par les parents. Certains curés notaient en marge de l’enregistrement de la mise en empêchement l’issue de celle-ci dont ils étaient systématiquement informés par les autorités ecclésiastiques, mais ils sont peu nombreux à s’y être astreint, la majorité se contentant de rayer une mise en empêchement lorsqu’elle n’était plus valable.
On trouve trace dans les archives du vicariat général et de l’officialité de Liège des décisions synodales sur ces affaires matrimoniales ainsi que de leurs dossiers d’instructions. Ces séries sont très lacunaires mais éclairent autant sur la procédure que sur les motivations des parents et surtout sur l’interprétation faite par les autorités ecclésiastiques de cette liberté du mariage.
Après qu’une mise en empêchement de mariage avait été signifiée au curé, suspendant le mariage projeté, le synode faisait comparaître les parties pour entendre les raisons poussant les parents à s’opposer à l’union de leurs enfants et juger de la persistance de ceux-ci dans leur volonté de se marier. D’ordinaire, si les prétendants persistaient dans leur désir de mariage et que les motifs de l’empêchement avancés par les parents ne relevaient pas d’un empêchement reconnu par l’Eglise, prohibant ou dirimant, l’opposition était levée et la célébration du mariage autorisée. Si les futurs mariés avaient eu recours à des subterfuges pour passer outre la volonté de leurs parents, fuite de la maison paternelle, mariage par surprise ou mariage clandestin, les choses se compliquaient mais là encore, se résolvaient le plus souvent en faveur des enfants, sous réserve d’observer les pénitences imposées. Le plus fréquemment lorsque le mariage n’était pas encore célébré, l’autorité ecclésiastique ordonnait la retraite des candidats au mariage dans un couvent pour leur permettre, séparément, par la prière et les exercices spirituels, de conforter leur volonté de s’unir contre celle de leurs parents et prévenir tout soupçon de séduction et de rapt. Dans les cas de mariage non valide, les époux encouraient l’excommunication majeure mais pouvaient faire amende honorable et réparation publique du scandale pour obtenir l’absolution. Dans la majorité des cas, le mariage était ensuite autorisé ou régularisé.
Parmi les raisons invoquées par les parents, les considérations sociales ou morales étaient souvent mises en avant : inégalités de fortune (et soupçon de séduction pour capter les biens revenant à l’enfant), débauche du prétendant ou moeurs légères de la promise, différences de religion ou réputation sulfureuse de la famille qui entacherait l’honneur de leur enfant. De la même façon que les enfants entêtés pouvaients projeter de s’enfuir ou aller s’enfermer dans un couvent pour échapper à leurs parents, ceux-ci allaient parfois jusqu’à faire enlever et séquestrer leur enfant pour le soustraire au mariage honni.
Mais ces dossiers donnent aussi à voir les raisons pour lesquelles les enfants pouvaient persister dans leur intention de se marier, alors même que la désobéissance à l’autorité paternelle était considérée comme un péché. Sans exclure les cas de réelle passion amoureuse et l’affirmation de la prééminence de ces sentiments sur ceux portés à sa famille, il ne faut pas non plus oublier la dimension émancipatrice du mariage : l’enfant marié s’émancipe de fait de l’autorité de ses parents et entre en pleine jouissance de ses biens. Et il semblerait, malgré les lacunes des sources, que le mariage sans consentement parental ait pris une certaine ampleur dans la deuxième moitié du XVIIIe siècle à en juger par le nombre de mises en empêchement et de dossiers d’opposition conservés pour cette période, comme une expression nouvelle de la liberté individuelle propre au siècle des Lumières.
Liberté n’est pas libertinage
Pour autant liberté n’est pas libertinage et les oppositions les plus communes au mariage étaient celles déposées par les femmes séduites puis abandonnées, et, plus rarement, par les prétendants éconduits. Elles peuvent être faites à l’occasion de la publication des bans avant le mariage projeté par leur amant avec une autre femme, ou avoir un caractère plus générique s’opposant à tout projet de mariage qu’il pourrait concevoir avec une autre.
Le 2 de février 1770, Anne Joseph Mooze a mis empêchement contre la liberté de Jean François Leboutte de La-Roche-à-Frène en cas qu’il viendroit à se marier en présence de sire F. J. Detaille vicaire de Villers et sire Théodore Fabry prêtre à la chapelle de Saint Antoine, laquelle comparante et lesdits témoins on signés pour vérité (…).
Mise en empêchement de mariage de Anne Joseph. Mooze contre Jean François. Leboutte, 2 février 1770, Villers-Sainte-Gertrude. Archives de l’Etat à Liège, 0163_000_00266_000_0_0131 vue 69.
Contrairement aux oppositions des parents, ces empêchements-ci étaient en général confirmés par le synode qui ne voyait les relations charnelles hors mariage que d’un très mauvais oeil, et plus encore lorsqu’elles étaient extorquées sous promesse de mariage. Le galant volage était ordinairement contraint à faire réparation pour retrouver sa liberté, soit en épousant la plaignante soit en lui constituant une dot en compensation de sa réputation entâchée et de ses espoirs de mariage brisés. Si un enfant était né de cette relation, le père devait lui constituer dot et rente pour subvenir à son éducation. Si aucune de ces solutions n’était acceptée par le séducteur, l’empêchement de mariage était maintenu, jusqu’à ce que la plaignante retire son opposition, se marie par ailleurs ou décède.
Les vies dissolues des fils du forgeron de Bas-Oha
Gérard, François Joseph et Lambert Gramme, ont chacun été mis en empêchement de mariage par les filles qu’ils ont séduites.
Gérard tout d’abord contre qui Catherine Gathot fait enregistrer une mise en empêchement de mariage le 4 février 1782, duement consignée par le curé. Propter rationes suo tempore allegandas, pour des raisons à exposer en temps voulu. Catherine Gathot épouse en effet le 8 avril 1782 à Antheit André Joseph Closset et accouche le 24 d’un petit garçon prénommé Joseph André. Une seonde mise en empêchement est déposée par Catherine Cambron le 24 septembre 1786. Elle accouche à Huy d’un garçon qu’elle prénomme Jean Joseph Gérard, baptisé le 6 septembre 1786.
Anne Marie Haumolinne dépose semblable mise en empêchement de mariage pour les mêmes raisons contre François Joseph le 29 décembre 1784. Il consent à l’épouser le 7 janvier 1785. Leur fille Marie Anne nait le 14 avril de la même année.
Enfin, Marie Agnès Lefèvre dépose pareil empêchement contre le troisième frère, Lambert Gramme, le 1er août 1787. L’empêchement est levé par la juridiction épiscopale et sa liberté rendue à Lambert.
Comme pour les cas d’opposition des parents, les parties étaient convoquées et entendues par le synode, ainsi que les témoins nécessaires pour confirmer les dires de la plaignante et attester de sa moralité. On trouve en effet quelques cas dans les dossiers d’instruction de ces affaires soumises au vicaire général où le synode a levé l’opposition, doutant des intentions de la plaignante et craignant un chantage à la dot ou lorsque l’amant accusé a pu faire attester que la fille était légère. Plus rarement, le cas est renvoyé vers les juridictions ordinaires, en particulier lorsqu’il y a soupçon de viol, ou ainsi que cela est formulé, de séduction par surprise ou abus.
Le 6 février 1762 Marguerite Perleau native de Wiancour qui, depuis plusieurs années a gardé les bêtes de Villers Tortru, a déclaré être enceinte des oeuvres Nicolas Lucas fils de Guillaume Lucas dudit Villers, en conséquance, s’oppose à ce que le susdit Nicolas Lucas, en cas de refus de l’épouser ou du moins doter, à ce qu’il puis s’allier avec une autre. (…)
Mise en empêchement de mariage de Marguerite Perleau contre Nicolas Lucas, 6 février 1762, Vance. Archives de l’Etat à Arlon, 0846_000_00731_000_0_0255, vue 129.
On trouve des mises en empêchements de mariage de ce type jusqu’au milieu du XIXe siècle quand celles nées de l’opposition des parents disparaissent avec l’occupation française, qui va établir sur le territoire de la principauté de Liège le principe du consentement des parents au mariage consacré par le code civil, mettant fin à la liberté du mariage du droit liégeois.
Pour le généalogiste
Ces mises en empêchement de mariage conservées dans les registres paroissiaux sont assez rares et malheureusement les dossiers instruits par le vicariat général ou l’officialité sont également très lacunaires, mais lorsqu’ils sont disponibles et accessibles, ces documents sont une source exceptionnelle pour le généalogiste en ce qu’ils fournissent des éléments de compréhension d’événements qui d’ordinaire restent insaisissables. Ils peuvent expliquer un délai entre la publication des bans et la célébration du mariage voire la non-célébration de celui-ci, éclairer sur les relations intra-familiales ou fournir la clé d’une naissance illégitime.
L’accès à ces actes se fait via le site des Archives de l’Etat. Le moteur de recherche ne permet malheureusement pas de les trouver directement et il faut pour chaque paroisse vérifier leur existence sous la rubrique « Empêchement de mariage » dans la catégorie « Extra ». Les dossiers de l’officialité comme ceux du vicariat général ne sont pas encore numérisés et disponibles en ligne. L’inventaire réalisé par Louis-P. Verbois des dossiers concernant les affaires matrimoniales soumises au vicaire général donne un résumé de chaque affaire, la liste des parties auditionnées ainsi que l’issue donnée à l’opposition au mariage.
Pour en savoir plus
Bar, Pierre, La liberté du mariage à Liège au XVIII e siècle, Revue historique de droit français et étranger, Quatrième série, Vol. 69, No. 3 (juillet-septembre 1991), pp. 343-357
Deblon, A, Procès-verbaux des réunions du Synode ou Consistoire de Liège, t. I. 1713-1720 ; t. II. 1745-1751 ; t. III. 1764 ; t. IV. 1764-1768, 2002.
Verbois, Louis-P., Inventaire des dossiers concernant les affaires matrimoniales soumises au vicaire général au XVIIIe siècle, 1990.
1 Les archives de l’officialité et du vicariat général de Liège sont lacunaires, ayant subi des destructions notamment lors de la Révolution. Les fonds conservés sont principalement répartis entre les Archives de l’Etat à Liège et les archives du diocèse de Liège.
Illustration : Joseph et la femme de Putiphar par Bartolomé Esteban Murillo, vers 1640-1645 – Museumslandschaft Hessen, Kassel.
Wow, une source fabuleuse pour læ généalogiste et l’historien.ne des mœurs !
Tout à fait. Et cette liberté de mariage dans la province de Liège ! Il faut vraiment que j’aille regarder les dossiers de l’officialité conservés aux archives diocésaines, on y trouve pour ceux conservés le détail des arguments de chaque partie.