Olim meminisse

Forsan et hæc olim meminisse juvabit - Virgile (Enéide, I, 203)
L'enfant trouvé
Chroniques familiales France

Sans chagrin

La recherche d’Abraham Pancrasse nous avait conduit de Bordeaux à Thiviers, puis à Châteauroux et Issoudun mais était restée vaine. Le nom d’Abraham Pancrasse restait désespérément absent des registres d’état civil.

Il faut donc revenir à Bordeaux et chercher le décès d’Abraham, dont on sait, par l’acte de mariage de sa fille Ernestine, qu’il a lieu avant 1898. Mais là encore Abraham se joue de l’état civil et échappe aux recherches. Il semblerait que l’officier d’état civil ait eu de bonnes raisons de mettre en cause la rédaction de l’acte de décès produit par Ernestine lors de son mariage, puisqu’Abraham Pancrasse reste insaisissable. C’est la presse locale qui, grâce à retronews, fournit une piste là où les tables décennales restent muettes, et en l’occurrence la rubrique état civil de La petite Gironde.

La petite Gironde. Journal Républicain Quotidien. Bibliothèque nationale de France.

Dans son édition du 19 décembre 1889, le journal annonce le décès, la veille, 18 décembre, dans le quartier de La Bastide, rue de Janeau au numéro 21, d’Abraham Pancrace. Il est dès lors facile de retrouver son acte de décès dans les registres de la ville consacrés à La Bastide. Et de commencer à comprendre ce qui a tant fait sourciller l’officier d’état civil lors du mariage d’Ernestine et pourquoi Abraham était si difficile à trouver.

L’an mil huit cent quatre-vingt neuf, le dix-huit décembre à douze heure du jour devant nous Firmin Dubosc Adjoint du maire de Bordeaux, délégué pour remplir les fonctions d’officier de l’Etat Civil, ont comparu Frédéric Pancrace, âgé de quarante-neuf ans, machiniste rue du Cheyron s/n et Auguste Sans-Chagrin âgé de quarante et un an, mécanicien à Thouars (Deux-Sèvres), tous deux fils du défunt, lesquels nous ont déclaré que Abraham Sans-Chagrin Pancrace âgé de soixante onze ans, natif de Saint-Phalier (Indre), machiniste, époux de Jeanne Laurence Julien, fils de père et mère inconnus, est décédé hier soir à cinq heure, rue de Janeau 21.

Acte de décès d’Abraham Sans-Chagrin, 18 décembre 1889. AD Gironde, 4 E 15592 vue 218.

Deux patronymes pour le même homme et deux lignées patronymiques léguées à ses enfants. Frédéric et Ernestine se nomment Pancrasse quand Auguste conserve le nom de Sans-Chagrin. Une identité choisie par Abraham, celle qu’il déclare et sous laquelle il signe, qu’il transmet à sa fille cadette et que son fils aîné adopte également et une identité officielle qui lui a été attribuée et sous laquelle on le retrouve enfin dans les registres d’état civil.

En effet, né de père et de mère inconnus, déposé le 5 mai 1818 au soir sur le pas de la porte de la ferme du couple Champagne – Le Blanc au village du Méez, Abraham a été doté d’une identité par l’officier d’état civil de Saint-Phalier qui a dressé, selon la réglementation, le procès-verbal tenant lieu d’acte de naissance.

(…) n’ayant point trouvé d’autre marque distintive audit enfant de suite avons inscrit ledit enfant sous les noms et prénoms de Pancrace Abraham Sanchagrain et avons ordonné qu’il fut remis à l’ospice (sic) de Levroux.

Procès-verbal dressé par l’adjoint au maire de Saint-Phalier, officier d’état civil, le 6 mai 1818. AD Indre 3 E 093/05 vue 32.

La circulaire du 30 juin 1812 réglemente l’octroi d’une identité aux enfants trouvés. Les noms donnés aux enfants « ne devront ni évoquer l’origine de l’enfant, ni appartenir à une famille de la commune, ni pouvoir être confondus avec un prénom, ni attirer l’attention par leur bizarrerie, ni prêter au ridicule. »

Hospice de Levroux. AD Indre 48J 4B.

Né début mai, l’enfant est prénommé Pancrace sans doute en référence au saint de glace dont la fête est proche (12 mai) et qui était également orphelin. Abraham Sans Chagrin peut être une allusion au verset de la Genèse 21:12 : Sara exige d’Abraham qu’il chasse Agar sa servante qui lui a donné un fils Ismael, dont elle refuse qu’il hérite avec son fils Isaac. « Mais Dieu dit à Abraham : N’aie point de chagrin au sujet de l’enfant, ni de ta servante ; dans toutes les choses que Sara te dira, acquiesce à sa parole ; car en Isaac te sera appelée semence. Et toutefois je ferai aussi devenir le fils de la servante une nation, parce qu’il est ta semence. » (Bible Martin). Ou bien ce nom de Sans Chagrin rappelle-t-il l’espoir de la mère de l’enfant de le retrouver, elle qui laissa une marque cousue sur les vêtements de son nouveau-né, priant de la conserver.

L’enfant mâle porteur de la présente note n’a point été baptisé. Il est né en 1818 le 4 mai à 11h du soir, on lui donne pour marque une popline jaune rayée de trois marques blanches que l’on prie de conserver.

Note cousue sur les vêtements d’Abraham Sans Chagrin. AD Indre 3 E 093/03-5 vue 32.

Quoi qu’il en soit, alors même que la circulaire de 1812 enjoint aux officiers d’état civil de « rejeter avec soin toute dénomination qui serait indécente ou ridicule ou propre à rappeler, en toute occasion, que celui à qui on la donne est un enfant trouvé », ce nom de Sans Chagrin est une marque loin d’être anodine. Abraham, comme beaucoup d’enfants recueillis par les hospices et dotés de ces identités stigmatisantes, va peu à peu rejeter ce nom et se forger son identité personnelle. Son prénom d’état civil, Pancrasse, devient progressivement le nom sous lequel il se fait connaître et sous lequel il signe, tandis qu’Abraham cohabite avec puis laisse place au seul prénom de Frédéric.

Ce changement d’identité est largement facilité par les migrations de la famille qui affaiblit le poids de la reconnaissance interpersonnelle. Tant qu’il réside à Châteauroux, Abraham est renvoyé à son nom de Sans Chagrin par ses proches, les témoins qu’il mobilise ou l’officier d’état civil. Alors qu’il utilise le nom de Frédéric Pancrasse dès 1851, nom sous lequel il se déclare auprès de l’agent recenseur de Châteauroux, c’est sous le nom de Pancrace Abraham Sans Chagrin qu’il apparaît sur l’acte de naissance de sa fille Maria en avril 1852 puis comme témoin du mariage de sa belle-sœur dans cette même ville quand bien même il signe déjà sous le nom de Pancrasse. Mais dès qu’on s’éloigne de Châteauroux, il lui devient plus aisé d’affirmer cette identité revendiquée. A Issoudun d’abord, où il assiste comme témoin au mariage de son ami Emile François Bonnin avec Augustine Pouplet, puis à Thiviers et Bordeaux. Bordeaux surtout, dont la population double dans la seconde moitié du XIXème siècle, en particulier dans ce quartier populaire et ouvrier de la Bastide, terre d’industries qui attire des migrants de tous les départements du grand sud-ouest.

Pour la plus grande confusion de l’officier d’état civil de Bordeaux à qui Ernestine présente les actes de décès relatifs à ses parents et le plaisir de ses descendants pris à dénouer cette énigme généalogique.

Illustration : Hubert Salentin – Das Findelkind, 1868. Collection privée.

2 Comment

  1. Merci beaucoup pour cette histoire passionnante !
    Quel courage d’avoir réussi à démêler cette histoire!!

    1. Merci beaucoup Sophie. J’ai surtout eu beaucoup de chance de pouvoir renouer les fils via la presse. Ne jamais négliger aucune source. Et au final, une recherche des plus intéressantes.

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